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9 h 22
Air Force Two n’est pas du tout comme on pourrait se l’imaginer : ronce de noyer, fauteuils en cuir et scotch dans des verres en cristal taillé pour accompagner les cigares.
C’est plutôt la salle de conférences volante d’une entreprise un peu désorganisée, jonchée de paperasses, de dossiers voisinant avec des gobelets en plastique et des sachets de sucre en poudre, entre lesquels navigue une bande de bonshommes hagards en manches de chemise, l’haleine empestant le café et ruisselants de sueur.
Comme dans tous les bureaux du monde, se dit ironiquement Riggins, on n’a même pas le droit de fumer.
Mais la plupart des entreprises vous laissent au moins sortir prendre votre dose de nicotine. Là, sortir, c’était faire un plongeon de douze mille mètres et se fracasser au sol avant d’avoir pu en griller une entière.
De toute façon, il n’en aurait pas eu le temps. Le ministre s’était mis en devoir de s’acharner sur lui.
— Comment avez-vous pu écarter notre unique chance de capturer cette petite saloperie ? Qu’est-ce que c’étaient que ces conneries ?
Le pays voyait rarement sous ce jour Norman Wycoff, le défenseur – et parfois le vengeur – le plus passionné de l’Amérique. Oh, les médias parlaient de temps en temps de ses sautes d’humeur, mais on disait que cela faisait partie de son charme. Wycoff n’était pas vindicatif : il s’attachait à débarrasser son pays des terroristes. Il n’était pas du genre à taper du poing sur la table : il faisait preuve d’une certaine fermeté, voilà tout.
Mais la presse aurait dû le voir, en cet instant. Des veines bleutées saillaient sur son front ordinairement placide et un début de cernes noirâtres apparaissait sous ses vifs yeux bruns. Le ministre était connu pour incarner une volonté de fer quel que soit son auditoire, depuis la petite salle de réunion jusqu’au million de téléspectateurs. Là, on aurait plutôt dit qu’il avait pété le câble qui le tenait debout habituellement.
Et Riggins se retrouvait assis au cœur de ce foutoir pendant que l’homme qui était censé protéger l’empire américain lui braillait dessus.
— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le ministre, je crois que nous avons clarifié la question durant la réunion, répondit-il.
— Tous mes interlocuteurs de la DAS estiment qu’il nous faut Dark pour ce job, dit Wycoff. Et pour quelle raison, à votre avis ? Mais pourquoi vous entêtez-vous, bon sang ?
— Pour Dark c’est hors de question, soupira Riggins.
— Vous étiez proches, d’après ce que je sais. Vous pourriez le convaincre de reprendre du service, si vous le vouliez.
Et comment ? eut envie de hurler Riggins. En plaquant mes mains sur sa tête pour l’exorciser de ses démons ? En faisant revenir sa famille d’entre les morts ?
C’était précisément pour cette raison qu’il avait refusé de mentionner Dark durant la conférence. Si on prononçait son nom, il fallait expliquer qui il était, et une fois tout ce petit monde au courant, évidemment, on aurait réclamé qu’il se charge de la mission. Logique. Dark était effectivement l’homme de la situation. Sauf que ce n’était pas envisageable.
Une fois de plus, Riggins essaya de s’expliquer de manière que cette idée entre une bonne fois pour toutes dans le crâne épais du ministre. Oui, se dit-il, c’est le moment où jamais de lui faire un son et lumière.
— Il y a deux ans, à Rome, l’agent Dark était chargé de la traque de Sqweegel. Nous pensons qu’il a été plus près de le pincer que quiconque en vingt ans.
— Vous pensez ? commenta Dohman.
— Nous n’en avons aucune preuve, mais il est rapidement apparu que Dark avait réussi à agacer Sqweegel. Car Sqweegel a riposté.
— Je sais tout ça, s’agaça Wycoff. Il s’en est pris à sa famille d’adoption. Une vraie tragédie. Mais on pourrait penser que Dark aurait voulu se venger.
— Vous ne comprenez pas. Dark a eu une enfance assez traumatisante. Par bonheur, il ne s’en souvient pas vraiment.
Riggins se rappela qu’il avait enquêté sur la petite enfance de Dark lorsqu’il l’avait eu sous ses ordres. Il avait appris des choses que Dark lui-même ignorait, et continuerait d’ignorer si Riggins avait son mot à dire sur la question.
— Il se souvient seulement d’avoir grandi au sein d’une famille d’adoption chaleureuse en Californie. Le cas classique des parents qui pensent ne pas pouvoir avoir d’enfant, qui adoptent et, paf, la femme tombe enceinte. Un garçon. Paf, deuxième grossesse, une fille. Mais ils ont continué d’adorer Dark, et ce réciproquement. Ils étaient tout pour lui. C’était le conte de fées dont rêve tout enfant adopté. Jusqu’au jour où… (Il s’interrompit pour prendre un dossier dans son sac.) Mieux vaut que vous voyiez cela par vous-même, conclut-il en le lui tendant. Sa mère, Laura, avait cinquante-quatre ans. Son père, Victor, cinquante-neuf. Rose, la mère de Victor, quatre-vingt-trois. Son frère cadet, Evan, trente-deux. Sa petite sœur, Callie, vingt-neuf. Et leur fille, Emma, dix-huit mois. Jetez un coup d’œil, et vous comprendrez pourquoi Dark ne touchera pas à cette affaire.
Wycoff ouvrit la chemise et feuilleta les photos des lieux du crime. Riggins l’observait attentivement. Est-ce qu’il allait succomber à ce spectacle ? Les enfants, qui avaient pris une rafale en plein visage ? Le bébé, découvert dans le four ? Riggins fut plutôt surpris quand il vit Wycoff essuyer une larme et renifler en lui rendant les documents. Nom d’un chien ! Le ministre de la Défense aurait-il pleuré ?
— Je comprends la situation, dit Wycoff d’une voix un peu tremblante. Mais il y a eu du nouveau. Bob ?
Dohman se pencha, avec son petit sourire narquois.
— Hier soir, le bureau des communications de la Maison-Blanche a reçu une vidéo encryptée. La NSA l’a déchiffrée pour nous et l’a renvoyée avec la mention « Confidentiel ».
Dohman jeta un regard furtif à son patron, qui acquiesça. Il pressa son pouce sur la plaque d’identification de son attaché-case ; le ministre l’imita. Il y eut un bip et la serrure s’ouvrit. À l’intérieur, dans un logement prévu à cet effet, se trouvait une carte-mémoire.
Dohman la tendit à Riggins.
— Cette vidéo ne peut être visionnée qu’une fois. Dès que la carte est branchée à un ordinateur, elle se lance automatiquement, puis elle s’efface quand elle a été lue. Elle ne peut pas être copiée.
Mais oui, « ce message s’autodétruira », bla-bla-bla, pensa Riggins, qui ne comprenait cependant toujours pas pourquoi on l’avait embarqué sur l’Air Force Two pour ce tête-à-tête.
— Vous avez un ordi portable à disposition ? demanda-t-il.
— Elle ne vous est pas destinée, répliqua Dohman. Elle est pour Dark.